Mediator : précisions de la Cour de cassation sur l’appréciation du lien de causalité et l’application de l’exonération pour risque de développement

18.12.2023

Droit public

La Cour de cassation considère que la connaissance par les laboratoires Servier du défaut de sécurité du Mediator fait obstacle à ce que puisse être invoquée la cause d’exonération pour risque de développement et rappelle que le lien de causalité entre la prise du médicament et la survenue d’un décès ne saurait être écarté du seul fait que la cardiopathie valvulaire dont souffrait la victime, même si elle est imputable au Mediator, ne présente qu’un caractère secondaire.

La Cour de cassation était saisie de deux pourvois concernant la réparation de préjudices imputables au Mediator, médicament commercialisé par les laboratoires Servier en 1976 et retiré du marché en 2009.

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

Découvrir tous les contenus liés

Dans la première affaire, les ayants droit d’une personne traitée par la spécialité pharmaceutique à partir de 2000 et décédée en 2013 ont formé un pourvoi contre un arrêt de la cour d’appel de Montpellier les ayant déboutés de leur demande indemnitaire au motif que l’insuffisance respiratoire sévère dont souffrait leur proche peut être considérée comme prédominante dans la survenue de son décès et que la cardiopathie valvulaire, bien qu’imputable au Mediator, ne présentait qu’un caractère secondaire, de sorte que le lien de causalité avec la prise du médicament n’était pas démontré (CA Montpellier, 22 juin 2022, n° 21/06777).

Dans la seconde affaire, une femme atteinte d’une valvulopathie survenue à la suite d’un traitement par Mediator de janvier 2006 à octobre 2009 s’est pourvue en cassation contre un arrêt de la cour d’appel de Versailles ayant rejeté ses conclusions indemnitaires, au motif que l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du médicament n’avait pas permis de déceler son caractère défectueux, peu importe que le laboratoire connaisse personnellement l’existence d’un défaut (CA Versailles, 27 janv. 2022, n° 20/02795).

Ces arrêts ont été annulés par deux décisions de la Cour de cassation en date du 6 décembre 2023.

Le rôle partiel de la prise du médicament dans la survenue du décès ne suffit pas à écarter le lien de causalité

L’arrêt de la cour d’appel de Montpellier a été rendu après une première cassation. La Haute juridiction judiciaire avait précédemment censuré, pour insuffisance de motivation, un arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui, pour refuser de reconnaître un lien de causalité direct et certain, s’était fondé sur l’avis médical d’un sapiteur et sur le rapport d’un expert judiciaire, sans examiner, même sommairement, le rapport de la lanceuse d’alerte (le docteur Irène Frachon) que les appelants avaient pourtant versé aux débats et qui concluait que le décès était lié à la prise du médicament (Cass. 1re civ., 6 oct. 2021, n° 20-16.892).

Se fondant sur la théorie de la causalité adéquate, la cour de renvoi a estimé que parmi tous les facteurs possibles d’un dommage, seuls ceux qui en constituent la cause déterminante doivent être considérés comme des faits générateurs. Elle a souligné, en l’occurrence, que le docteur Irène Frachon avait elle-même conclu que s’il n’est pas possible d’attribuer la totalité de l’imputabilité du décès à l’insuffisance respiratoire, sans tenir compte de la participation cardiaque évidente à l’accélération du décès, il est incontestable que l’insuffisance respiratoire sévère a contribué au décès, rejoignant en cela les conclusions des autres experts.

Dans la mesure où la cardiopathie valvulaire, même si elle est imputable au Mediator, ne présente qu’un caractère secondaire, les juges du fond ont donc rejeté la demande indemnitaire des ayants droit, considérant que le lien de causalité avec la prise du médicament n’était pas démontré, dès lors que l’insuffisance respiratoire sévère dont souffrait la victime peut être regardée comme prédominante dans la survenue de son décès.

C’est ce raisonnement qui a été censuré par la Cour de cassation pour violation de la loi. Deux séries de dispositions ont été invoquées à ce titre : l’article 1245 du code civil, aux termes duquel le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu’il soit ou non lié par un contrat avec la victime, et l’article 1245-8 du même code, selon lequel le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.

La Première chambre civile a déduit de ces textes qu’il appartient au demandeur de prouver par tout moyen que son dommage est imputable « au moins pour partie » au produit incriminé. Il en résulte qu’un lien de causalité ne saurait être écarté du seul fait que le décès du patient ne peut être rapporté que partiellement à la cardiopathie valvulaire causée par la prise de Mediator.

La reconnaissance du rôle causal partiel de la prise d’un médicament dans la survenance d’un dommage n’est pas inédite. Dans l’affaire de l’Isoméride – autre médicament anorexigène commercialisé par les laboratoires Servier entre 1985 et 1997 –, le rôle causal direct, quoique partiel, de la spécialité pharmaceutique a été reconnu dans l’apparition d’un cas d’hypertension artérielle pulmonaire primitive (Cass. 1re civ., 24 janv. 2006, n° 02-16.648, Bull. civ. I, n° 35).

La seconde affaire jugée le 6 décembre 2023 portait sur l’application de la cause d’exonération pour risque de développement.

La connaissance par le fabricant du défaut de son médicament fait obstacle à l’application de la cause d’exonération pour risque de développement

En novembre 2017, les laboratoires Servier ont été assignés en responsabilité civile par une femme ayant suivi un traitement par Mediator, de janvier 2006 à octobre 2009. La défectuosité du médicament et son lien causal avec la valvulopathie développée par la plaignante ont été admis par les juges du fond, mais ces derniers ont accueilli le moyen fondé sur la cause d’exonération pour risque de développement prévue à l’article 1245-10 du code civil. En vertu de cette disposition, le producteur n’est en effet pas responsable s’il prouve que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut.

Pour écarter ce moyen soulevé par la défense, la demanderesse s’est appuyée sur la jurisprudence de la Cour de justice selon laquelle le recours à cette cause d’exonération implique, pour le producteur, de prouver que l’état objectif des connaissances techniques et scientifiques, compris à son niveau le plus avancé au moment de la mise en circulation du produit, ne permettait pas de déceler le défaut de celui-ci (CJCE, 29 mai 1997, aff. C-300/95, Commission c/ Royaume-Uni). La Cour de Luxembourg avait d’ailleurs précisé que cette cause exonératoire ne prend pas en considération l’état des connaissances dont le producteur est ou peut être concrètement ou subjectivement informé, mais l’état objectif des connaissances scientifiques et techniques dont le producteur est présumé être informé.

En l’espèce, la plaignante a fait valoir, sur le fondement de rapports parlementaires et d’articles spécialisés, que le retrait du marché du Mediator en Suisse en 1998, puis en Espagne et en Italie en 2003, était de nature à établir que l’état des connaissances médico-scientifiques, à l’époque où le médicament a été mis en circulation et prescrit (entre 2006 et 2009), permettait à l’entreprise pharmaceutique de déceler l’existence du défaut de sa spécialité.

La cour d’appel a cependant estimé que la connaissance personnelle du défaut qu’ont pu avoir, ou non, les laboratoires Servier lors de la mise en circulation du Mediator est indifférente pour retenir une telle cause d’exonération et a rejeté, en conséquence, la demande indemnitaire.

La Cour de cassation est venue infirmer cette interprétation. Elle a considéré, d’une part, que sans être exigée pour écarter la cause d’exonération pour risque de développement, la connaissance personnelle par le producteur du défaut de son produit fait nécessairement obstacle à son application (cette connaissance personnelle étant objective puisqu’elle découle de décisions prises par des autorités sanitaires). D’autre part, elle a reproché à la juridiction d’appel de ne pas avoir répondu aux éléments de fait avancés par la victime (défaut de motifs au sens de l’article 455 du code de procédure civile), en se bornant à répondre que l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment où la plaignante s’est vue prescrire le Mediator ne permettait pas aux laboratoires Servier de déceler le défaut de leur médicament.

Cette jurisprudence repose sur une logique analogue à celle qui a prévalu dans la série de décisions rendues le 15 novembre dernier, à savoir la faute personnelle (Cass. 1re civ., 15 nov. 2023, n° 22-21.174, n° 22-21.178, n° 22-21.179, n° 22-21.180). La Cour de cassation a en effet jugé que lorsque l’action en réparation fondée sur le régime de responsabilité du fait des produits défectueux est prescrite, la victime de lésions cardiaques, dont l’imputabilité au Mediator a été reconnue, peut engager une action sur le fondement de l’article 1240 du code civil, à charge pour elle d’établir que son dommage résulte d’une faute commise par le producteur, laquelle peut résider dans le maintien en circulation du produit dont il connaissait le défaut de sécurité ou le manquement à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le médicament.

C’est la faute du laboratoire qui permet à une victime de se placer sur le terrain de la responsabilité délictuelle de droit commun, dans des délais d’action plus favorables que ceux prévus par le régime de responsabilité du fait des produits défectueux, et c’est la même faute qui interdit que soit opposée la cause exonératoire de responsabilité fondée sur le risque de développement.

On rappellera à cet égard que la Cour de cassation a confirmé, en 2017, un arrêt de la cour d’appel de Versailles qui, pour retenir le caractère défectueux du Mediator, avait décrit les conditions dans lesquelles ont été révélés les effets nocifs de ce médicament en raison, notamment, de sa similitude avec d’autres médicaments qui, ayant une parenté chimique et un métabolite commun (la norfenfluramine), ont été, dès 1997, jugés dangereux, ce qui aurait dû conduire les laboratoires Servier à procéder à des investigations sur la réalité du risque signalé, et, à tout le moins, à en informer les médecins et les patients. Les juges avaient ajouté que la possible implication du Mediator dans le développement de valvulopathies cardiaques, confirmée par le signalement de cas d’hypertensions artérielles pulmonaires et de valvulopathies associées à l’usage du benfluorex (principe actif du Mediator), a été mise en évidence par des études internationales et a conduit au retrait du médicament en Suisse en 1998, puis à sa mise sous surveillance dans d’autres pays européens et à son retrait en 2003 en Espagne, puis en Italie. Au regard de ces éléments, dont il résultait que l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du médicament (entre 2006 et 2009) permettait de déceler l’existence du défaut du Mediator – soit la même période que celle qui était en cause dans l’affaire jugée le 6 décembre 2023 –, la Cour de cassation a approuvé la cour d’appel d’en avoir déduit que la société Servier n’était pas fondée à invoquer une exonération de sa responsabilité au titre de l’article 1245-10 du code civil (Cass. 1re civ., 20 sept. 2017, n° 16-19.643 : D. 2017. 2279, avis Sudre, ibid. 2284, note Viney ; RDSS 2017. 1132, note Peigné ; JCP G, 13 nov. 2017, n° 1186, note Borghetti ; RCA, nov. 2017, étude n° 12, note Bloch ; LPA 16 janv. 2018, p. 6, note Dubois ; RTDC 2018. 143, obs. Jourdain).

Pour la première cassation, l’affaire a été renvoyée devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, la seconde devant la cour d’appel de Paris.

Jérôme Peigné, Professeur à l'Université Paris Cité (Institut Droit et santé)
Vous aimerez aussi

Nos engagements